Les carnets de Sev en Guyane (1) Du CNES à l’agritech: Se re-approprier un territoire
Sur un plan économique, qui dit Guyane, dit industrie de l’aérospatiale. Pourtant, le département initie un très gros travail de création de filières à laquelle participent les guyanais(es) qui apprennent peu à peu à se reapproprier leur territoire…
“Ici tout est à construire” mais “dans la culture du Polo”
“Ici, tout est à construire”, c’est une conclusion du président du MEDEF de la Guyane : Un territoire quasi vierge de toute économie… Quasi car il ne faut pas sous-estimer celle de la conquête spatiale.
Sur Kourou, elle est partout, à commencer par l’hôtel qui nous a hébergé et dont le terrain appartient au CNES. Le ruissellement part de là: Héberger les salariés, les nourrir aussi, faire de mêmes avec les délégations, c’est le début de l’invitation des groupes de l’hôtellerie, de la restauration, à l’origine d’une partie de l’écosystème d’innovation. Le travail de recherche, de commercialisation, de gestion du projet est complété par d’autres activités, l’archéologie des lieux, la protection des savanes et des milieux naturels… CNES présent dans l’économie, moteur dans l’hôtellerie, dans la connaissance, dans l’écologie du territoire mais aussi dans ce que mes voisins de petit déjeuner, salariés du CNES par ailleurs, appellent “la culture du polo”.

Pratique du port du Polo qui indique qui tu es, où surtout pour qui tu travailles et surtout comment on peut interagir avec toi. Elle commence par l’uniforme scolaire… Personnellement, je n’ai pas vu les enfants se rendre à l’école en uniforme mais les collégiens ou lycéens ou l’IUT, si: jeans et polo ou T-Shirt, le t-shirt indiquant le nom du lycée ou du collègue. Elle se poursuit au CNES où la pratique du port du polo est quasi générale : muni de velcro, on peut y rajouter des indications sur son appartenance à tel ou tel service. En revanche, je n’ai pas noté des quelconques rajouts pour personnaliser son polo… Que véhicule-t-il réellement ? Je ne suis pas restée sur place assez longtemps pour comprendre les enjeux de perception que le port du polo entraine. Surement engendre-t-il une reconnaissance, peut-être un ordre hiérarchique mais, en tout cas, au CNES, tout le monde le porte… Y compris lorsqu’on est un salarié qui fait du mécénat de compétence chez Station K – Station Kourou, lieu d’expérimentation et d’apprentissage qui accueille différentes associations dont un fablabs. Même les salariés – je suppose ? – de ces associations portent un polo à l’effigie de leur association. Pratique à certains égards: Si on en porte un, il est tout à fait possible de se faire accoster dans la rue tard le soir par une RHH du CNES qui sort d’un restaurant avec sa petite fille et de partager un constat pour enchainer une petite discussion sur le d’où on vient, où on va, qui recrute quoi, etc…
La construction de filières agri tech : Entre enjeu de sortir des gens de la pauvreté et la préservation d’un territoire à 90% vierge !
Ce qui frappe ici, c’est à la fois le manque et le plein ! Le manque car, si on s’approche un peu de Cayenne, on constate l’existence de ce qui peut s’apparenter à des Favelas… L’analogie n’est pas de moi mais d’une créatrice d’entreprise qui m’explique en être issue. On y est “habitué” lorsque l’on passe à côté dans certains pays… On sait qu’il existe aussi en France et oui, ils y sont. On est dans un contexte “extrême” de ce que l’Etat Français appelle le “QPV”, ce Quartier Politique de la Ville, qui doit être “gouverné” (au sens étymologique du terme) car concentrant une population dont le revenu moyen par famille est inférieur à 23 000 euros par an. Le manque aussi en furetant dans les magasins : Ce qui surprend, c’est l’absence de… légumes… On retrouve la pratique de l’emballage extrême de chaque légume, comme on peut la trouver au Québec mais aussi aux Etats-Unis mais…, plus rarement car, des légumes il n’y en a point. Pour ce qui est des fruits locaux, quelle est ma surprise de constater qu’ils sont importés… de Colombie… On comprend donc que la filière agro-alimentaire a été importée de France et qu’elle ne s’est pas ou très peu développée ici…

Voici pour le “manque”, quant au plein, il est contenu dans cette forêt touffue que l’on regarde d’avion, que l’on voit de la savane aussi… Et là, toutes les explications fournies, qu’elles proviennent du directeur du Médef, de créatrices d’entreprise, des accompagnateurs…, toutes convergent vers ces quelques 4 mots : “Tout reste à construire”… Cela passe par la création de vraies filières qui partent de la “valorisation” (personne n’a parlé d’exploitation, j’insiste) des ressources de la Guyane. L’idée du tourisme de masse, même si indirectement incitée par différentes récentes émissions dont certains élus et acteurs locaux se réjouissent, semble être écartée. Mais, tourisme de masse ou pas, il faut créer la filière : Les hotels ne sont pas légions, les restaurants encore moins… Les ressources qui semblent être privilégiées sont agro-alimentaire, la pêche par exemple, mais aussi tout celles qui peuvent être valorisables, à commencer par les plantes amazoniennes, comme l’Awara (fruit d’un palmier cultivé ici et au Brésil) ou les produits de matière premières, comme le Cacao…
Pour autant, dans cette construction, l’équation semble complexe : Les européens que nous sommes, y compris moi-même, posent spontanément des questions sur la protection de la forêt, le poumon du monde que le voisin brésilien a bien entamé ! Qu’en pensent les locaux ? Certains arguent “Je ne veux pas vous mentir : On est de plus en plus nombreux et il faut sortir des gens de la pauvreté. Il faut créer des emplois. Cela passe par un développement d’actions rentables. En même temps, notre source de différenciation vient justement que l’on fait de la traçabilité, que l’on protège la nature”, d’autres disent expliquent encore : “Il faut une agriculture raisonnée. On doit optimiser l’exploitation des terres déjà défrichées” (Certes, mais… après ?). On nous a très peu parlé de nourrir déjà le territoire national, on part de suite du principe que le marché local n’existe pas. Et pourtant, nous avons rencontré une agricultrice qui ne vend ses ananas, ses fruits qu’à des distributeurs locaux. Lorsque nous parlons d’AMAP à des consommateurs, on nous demande ce que c’est… Là encore, la filière est à créer.
Bref, on comprend à la fois que maintenant, tout est à créer et que le résultat dépendra de qui crée.
Qui participe à cette construction ? La longue appropriation du territoire par tous (mais cela peut prendre le bon chemin !)
Lorsqu’on arrive sur un nouveau territoire et que l’on veut observer les pratiques des gens qui l’habitent, on commence souvent par les pratiques alimentaires. En aparté, les créatrices d’entreprises de Guyane parlent volontiers de ces dernières, des produits qu’elles utilisent, le comment aussi, les outils en précisant que “tout se perd”, qu’il n’y a pas d’école ici qui enseigne cela (Pourtant, je trouve sur internet des formations CFA de CAP de cuisine en Guyane mais on me rétorque soit que c’est nouveau, soit que les pratiques enseignées viennent de l’hexagone). Une guide touristique m’expliquera que les pratiques alimentaires, comme celles des soins se transmettent de bouche à oreilles (je suppose de pas n’importe qu’elle bouche à pas n’importe quelles oreilles), tout comme les pratiques de soins ancestraux. Il semblerait qu’il n’y ait plus de chamans dans certaines zones de Guyane et l’enjeu est à la fois de conserver des bouches qui transmettent et des oreilles qui entendent. Le cas de la pratique culinaire me semble intéressant car il semble que les locaux valorisent peu ces pratiques. J’ai demandé s’il existait un grand chef qui proposait une restauration guyanaise. Personne n’a pu me répondre par la positive mais mes interlocuteurs m’ont signifiés que certains chefs venaient, repartaient, et, in fine proposaient des plats “inspirés de”… Pourquoi, quand et comment les locaux vont-ils se re-approprier et valoriser leurs pratiques et leurs ressources ?
Les propos du responsable de l’ONF, formulés dans un tout autre contexte, peuvent inspirer : “Les locaux ne s’approprient pas encore leur nature… Ils réapprennent ou apprennent petit à petit”. Autrement dit, mon interprétation est qu’ils l’utilisent (faire une fête dans une clairière, se retrouver…) mais qu’ils ne pensent pas à la valoriser. Alors, regardons ce qu’en font ceux qui la valorisent.
Je ne prétends nullement être exhaustive dans mes observations et dans ma restitution ! Pour autant, les femmes qui récupèrent le territoire, les “nouvelles” agricultrices me semblent être là. Moi qui éprouve des difficultés à jardiner en mode périculture, je suis impressionnées par leur travail : Seules ou pratiquement, elles débroussaillent, plantent, arrosent, entretiennent, récoltent leurs fruits… Autres points communs : Elles travaillent les terres qui sont occupés par la génération antérieure, celles louées ou achetées par leurs parents mais rarement leurs ancêtres (Qui ne sont pas originaires de Guyane avant); Elles sont aussi parties, dans l’hexagone comme on dit ici, pour mieux revenir… Inutile de préciser que les marges qu’elles dégagent de ce labeur sont faibles mais que les produits sont “bons”. Elles distribuent uniquement en local et créent elles-mêmes les filières qui n’existent pas… Sont-elles les pionnières du circuit court alimentaire de Guyane ? L’avenir nous le dira mais je l’espère bien !
Et puis, il y a les autres qui construisent, accompagnés par les financements européens, ces créateurs sont souvent aussi partis pour mieux revenir ! Ingénieurs et ingénieures, ils repartent de zéro et déposent des brevets, gardent leur process de production secret et valorisent tout ce qu’ils peuvent dans le monde de l’agri-tech : le fruit, récupéré chez des agriculteurs, mais aussi les déchets du fruit, la coquille, tout… Adoptant les pratiques de la start-up tech, accompagnés par des nouveaux arrivés amoureux du territoire et surtout des gens (je pense à certaines personnes de Station K, des Premières aussi), ils préparent les essences, les aliments, les crèmes de demain “made in Guyane”, comme on l’écrirait en bon français.

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Séverine Le Loarne-Lemaire (22 novembre 2023). Les carnets de Sev en Guyane (1) Du CNES à l’agritech: Se re-approprier un territoire. Les carnets de Sev. Consulté le 9 juillet 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/m8wq